10 petites pièces

10 petites pièces

Publiée le 01 juillet 2017  

L'eau du canal s'agita autour du débarcadère. Le bateau-taxi "motoscafo" accosta devant l'entrée du vieil hôtel à deux pas de la place San Marco. Une immense portail de fer barrant l'accès du parc ombragé. Zelda paya. Sa main trembla lorsqu'elle tendit le billet au chauffeur.
— Buona notte, signora.
Elle rectifia avec un petit sourire.
— Signorina. Mademoiselle.
Il lui rendit son sourire dans le rétroviseur.
— Alors, le monde est peuplé d'imbéciles. Je vous souhaite une bonne nuit. Signorina.
— C'est gentil. Bon retour à vous.
Elle attendit que le motoscafo fût assez loin et alluma une cigarette. Elle était un peu en avance. Il s'en était fallu de peu qu'elle demandât au chauffeur de rebrousser chemin. Un peu tard à présent. Sans son téléphone portable, puisque telle était la consigne, les jeux semblaient faits.
Elle ne tira que deux bouffées. Le cœur n'y était pas. Elle serait bien restée encore un peu dehors. Mais septembre était frais et puis repousser le moment ne servait à rien.
Le portail grinça un peu. Les pas de Zelda firent chanter le gravier du parc. La cour intérieure était vide. Nulle âme qui vive.
Alors Zelda mit le loup noir sur ses yeux. Un loup de cuir tout simple sans fioriture aucune. Elle ajusta la ceinture de sa gabardine et grimpa les deux marches du perron de l'entrée. Rien ne l'avait obligée à venir jusque-là. C'était son choix. Son propre choix. Elle devait l'assumer. 
Du heurtoir de la vieille porte, Zelda frappa les trois coups convenus. Un anneau pris dans la gueule d'une tête hideuse. Elle tourna la poignée. La serrure grinça légèrement. Personne, bien entendu, ne l'attendait à la réception. Zelda examina la rangée de clés. Seule manquait la quatorze. 
L'endroit était cossu. La moquette au sol assourdissait les pas dans l'escalier étroit qui distribuait les chambres. Tandis que Zelda avançait en silence, la main glissant sur la rampe usée, son ventre s'échauffait d'une chaleur nouvelle. Des tableaux de chasse ornaient les murs de l'étroit couloir du palier suivant. Huit, neuf, dix, onze, douze. Zelda aperçut bientôt la porte de la chambre quatorze. Les battements dans sa poitrine s'affolèrent soudain.  Elle s'avança, aux aguets du moindre mouvement. Enfin tout près de l'entrée, elle écouta. Osant à peine respirer. Mais rien ne filtrait à travers la porte close.
Les chambres de l'hôtel étaient inoccupées. Les clés à la réception en étaient la preuve. Ils étaient donc tous là.
La main de Zelda saisit enfin la poignée et la tourna lentement. La porte s'ouvrit.
Etrange lieu d'un plaisir non moins étrange que cette chambre d'hôtel. On eût dit plutôt une suite car, juste après le vestibule d'entrée, l'espace s'ouvrait sur un grand salon. Le centre en avait été visiblement dégagé. Une lumière douce en éclairait la place. 
Zelda prit une grande respiration et entra dans la pièce. Le pourtour était plongé dans l'obscurité. Mais on y devinait plusieurs silhouettes installées dans des fauteuils. Personne ne bougeait. Voir leurs visages était impossible. Malgré l'ombre qui enveloppait cette silencieuse assemblée, Zelda découvrit des masques inquiétants. Dix masques de sarabande aux faces hideuses et grimaçantes. Elle avança jusqu'au milieu de la pièce et attendit debout, le ventre noué par la peur. Debout dans ce silence épais, elle craignit soudain que sa respiration désordonnée ne trahisse son inquiétude.
Soudain, une froissement de tissu juste sur son côté déchira son attente. Elle ne put réprimer un sursaut lorsqu'une pièce lancée vint rouler à ses pieds. La pièce s'immobilisa bientôt sur le plancher de bois. Zelda tarda à se décider. Elle aurait tant voulu s'enfuir. Mais les jeux étaient faits. Elle le savait.
Un nouveau froissement de tissu marqua l'impatience du donateur. Alors, lentement, Zelda s'exécuta. Elle porta ses mains à la boucle de sa ceinture et la défit. Elle dégagea un à un les boutons de sa gabardine et l'ouvrit. L'habit tomba à ses pieds. Zelda attendait quand, tout à coup, une main furtive subtilisa son habit. Elle fut tentée de protester mais, décontenancée, n'en fit rien. 
Une deuxième pièce tomba à son pied. Elle fit sauter du bout du pied l'un de ses escarpins. La troisième pièce eu raison de l'autre chaussure. Là encore, une ombre s'avança et s'en saisit.
Debout au milieu de la pièce, entourée de ces ombres, Zelda sentait monter la peur et le regret. Elle amorça un pas en arrière qui fit réagir l'assistance de frémissement de tissus et de murmures. Au second pas, la serrure de la porte claqua derrière elle. A double tour. Alors, Zelda revint lentement à sa place et, les mains jointes dans le dos, gonfla sa poitrine de défi.
Une pièce encore. Elle zippa, hésitante, la fermeture de sa jupe, la laissa glisser le long de ses jambes et la poussa du pied vers une ombre qui s'en saisit aussitôt.
Alors, une des ombres se leva et tira un rideau face à elle, au bout de la pièce. Le tissu s'écarta sur un vieux miroir. Cette femme masquée, en bas et culotte, chemisier blanc et cheveux gris coupés courts, c'était donc elle. Cette femme exhibée dont on monnayait l'effeuillage. Cette folle enfermée dans une chambre d'hôtel.
L'apparition du miroir avait fait courir un léger murmure parmi les ombres spectatrices. Quelqu'un bougea dans son fauteuil et une nouvelle pièce glissa sur le parquet. Zelda porta les mains à son chemisier, en ouvrit chacun des boutons et dénuda ses épaules. Elle en dégagea les manchettes et le laissa glisser à ses pieds. On se leva derrière elle mais, cette fois, le spectateur masqué vint frôler sa nuque avant de prendre l'habit. Figée, Zelda osait à peine respirer. Dans le miroir, le masque qu'elle aperçut était hideux et la silhouette massive. Une silhouette disparut bientôt et reprit sa place dans l'immobilité de la petite assemblée.
Zelda le savait, le jeu changeait de tournure. Les prochaines pièces achèteraient sa nudité. Et ce frôlement du spectateur masquait annonçait d'autres façons.
La pièce suivante ne tarda pas mais, cette fois, on ne la jeta pas. L'un des membres de l'assemblée s'était levé. Campé devant elle, il déposa la pièce au sol, se redressa et attendit. Une main tendue. Zelda s'exécuta en rougissant, libérant sa poitrine de son écrin de dentelle. A nouveau, un murmure glissa dans l'assemblée. L'inconnu masqué rejoignit sa place sans attendre, les doigts fermés sur son trophée.
Zelda, à demi nue, livrée aux regards, entourée des pièces qui l'achetaient, ferma les yeux. L'image de femme offerte que lui renvoyait le miroir lui semblait à présent inutile. Son plaisir mêlé de peur n'avait nullement besoin d'image pour se saisir de ses sens.
Une pièce roula jusqu'aux pieds de Zelda. Les yeux toujours clos, elle roula l'un de ses bas, se redressa et le tendit à bout de bras. Quelqu'un s'en saisit. Quelqu'un qu'elle n'avait pas entendu venir. Quelqu'un qui, de sa main, glissa tout au long de son bras et caressa son épaule avant de s'éloigner.
La scène se répéta à la pièce suivante. Mais, cette fois, le quémandeur resta derrière elle un long moment. Son souffle embrassait la nuque de Zelda. Un froissement la mit en alerte. Son corps se tendit lorsqu'un voile de tissu vint envelopper ses yeux par dessus son loup de cuir. Elle leva les mains de surprise mais le murmure de l'assemblée la figea aussitôt. Elle se résigna et attendit les poings serrés.
Ce fut tandis qu'elle attendait, aveugle, qu'une peur nouvelle l'étreignit. Ils étaient dix la chambre. En échange de la gabardine, des chaussures, des bas, du chemisier et des sous vêtements, ils seraient bientôt huit à avoir payé une partie de l'effeuillage. Elle se demanda soudain ce que réclameraient les deux derniers spectateurs. Ce qu'ils attendraient  d'elle qu'on leur livrât.
Mais la réponse à sa question resterait en suspens car le plancher craqua jusqu'à elle. Quelqu'un vint au plus près et fit rouler une pièce à ses pieds. Le dernier petit rempart à sa nudité venait d'être acheté. Zelda eut un instant d'hésitation que l'autre interrompit par un léger raclement de gorge. Il s'impatientait. Alors, lentement, du bout de ses doigts tremblants, Zelda fit glisser la fine dentelle le long de ses cuisses. Elle tomba sur ses chevilles. D'un mouvement de pieds, elle chut bientôt sur le plancher de bois qui craqua à nouveau. L'acheteur venait d'en faire son trophée.
Totalement nue au milieu de la pièce, les yeux aveugles, Zelda porta les mains à sa poitrine et, cuisses serrées, attendit à nouveau. Elle l'était à présent, cette créature convoitée, livrée totalement à l'appétit des regards.
Le temps passa sans que rien ne bougeât autour d'elle. Elle restait là, immobile et offerte, inquiète toutefois du sort que lui réserveraient les deux acheteurs restants. Quand, soudain, on bougea dans la pièce. Quelqu'un marchait lentement vers elle. Pourtant, nulle nouvelle pièce n'avait été jetée à ses pieds. Elle était prête à se rebiffer lorsqu'on lui saisit les mains. Dévoilant sa poitrine, Zelda laissa l'inconnu les amener délicatement à lui. Ce fut alors qu'une pièce glissa dans sa main droite et qu'on referma ses doigts. Quelque chose venait d'être payé. Zelda était à leur merci. Volontairement vendue. Toutefois, le contrat initial n'était que d'effeuillage. Elle eut soudain le sentiment d'un piège se refermant sur elle. Cette idée lui noua l'estomac tout autant qu'elle gonfla sa poitrine.
L'obscurité sous son bandeau bousculait inexorablement ses repères. Ne faisant d'elle que ce pantin mu par les fils invisibles des spectateurs de sa nudité. Un pantin que quatre mains accompagnèrent au sol en une danse étrange ne lui laissant d'autre choix que de s'exécuter. 
Allongée sur le dos, les deux bras tendus au-dessus de sa tête, fermement maintenus aux poignets par deux mains étrangères, Zelda sentit alors monter la crainte en elle. Sa respiration creusait son ventre en vagues affolées. Les jambes serrées à s'en faire mal, elle frissonna quand deux autres mains vinrent se poser sur ses hanches pour les caresser lentement. Elles étaient larges, chaudes, douces. Le ballet dura longtemps. Très longtemps, tendit que se desserrait l'étreinte à ses poignets. Les mains qui les tenaient glissèrent le long de ses bras enfin libérés. Des bras que Zelda maintint au-dessus d'elle pendant qu'ondulait son corps, célébré par les effleurements. Des effleurements gourmands qui, pourtant, laissaient vierges de leurs assauts l'épicentre du désir qui montait dans le ventre de leur victime.
L'assemblée assise autour s'anima d'un murmure quand la respiration sonore de Zelda emplit enfin la pièce. Les quatre mains migrèrent lentement vers son ventre ondulant. La folie du désir charnel y montait en vagues successives. Alors, à son cœur défendant, Zelda lâcha l'étreinte de ses cuisses et les ouvrit.


Les bruits de moteurs de motoscafi sortirent Zelda de sa torpeur. Elle porta ses mains à sa nuque et défit le lien de son bandeau. Un instant troublée, sa vue s'ouvrit sur une pièce vide, sur les dix fauteuils autour d'elle au cuir encore froissé. Sur l'accoudoir de l'un d'eux, une petite masse de tissu. Zelda se redressa et tenta de se lever. Mais ses jambes flageolantes ne purent la soutenir. Elle mit du temps à retrouver l'énergie qui la mena jusqu'au fauteuil. Elle n'y trouva que sa gabardine délicatement pliée. S'en couvrant précipitamment, elle serra sa ceinture et avança jusqu'au miroir. Le gris de ses cheveux en bataille eut le plus grand mal à retrouver sa forme.
La chaleur dans son ventre n'était pas encore éteinte. Zelda s'était offerte mais en vain. Les effleurements avaient duré jusqu'à lui faire perdre la tête. Jusqu'à perdre la raison. Jusqu'à prendre le risque ultime qu'ils lui avaient refusé.
Les neuf pièces de monnaie encore au sol marquaient les étapes de son effeuillage. Zelda les ramassa et les glissa dans sa poche. Elle fouilla l'endroit à la recherche du reste de ses vêtements mais sans succès. La peur la saisit alors. Rentrer au petit matin, dans cette tenue.
Elle quitta la pièce et descendit l'escalier. Sur le perron de l'hôtel, la fraîcheur du petit matin lui agrippa les jambes. Elle traversa l'allée jusqu'au portail de fer. Les gravillons sous ses pieds lui faisaient mal. La brume troublait les bords du petit canal. Le bateau-taxi attendait déjà. Le même qu'à l'aller. Elle s'installa sur la banquette arrière.
— Mademoiselle.
Il la regardait dans le rétroviseur. Elle fut gênée qu'il pût deviner sa nudité sous sa gabardine. Elle s'efforça de lui sourire.
— Bonjour. Vous me ramenez ?
— Avec plaisir.
Le motoscafo traversait Venise d'un train de sénateur. Le chauffeur ne semblait pas pressé. Il était très tôt. Ils étaient seuls sur les canaux. La tête appuyée sur son bras, Zelda regardait passer les façades. Elle était soucieuse. Le jour allait se lever sur sa nudité à peine dissimulée et ses pieds nus. 
Le chauffeur interrompit sa rêverie.
— Si je peux me permettre. Il y a un paquet pour vous au pied de votre siège.
Zelda fronça les sourcils et tendit la main. Le petit sac en papier qu'elle découvrit contenait ses effets. Elle les serra contre sa poitrine.
— Oh, mon Dieu.
Le chauffeur lui adressa un gentil sourire.
— Ils sont joueurs mais pas cruels, vous savez.
Zelda ne put cacher son étonnement.
— Comment ? Vous ...
Il baissa son rétroviseur.
— Vous devriez vous dépêcher. On va bientôt arriver.
Zelda ôta sa gabardine et enfila ses habits au plus vite.  Elle venait de mettre ses escarpins lorsque le bateau-taxi stoppa contre le débarcadère. Elle s'avança vers le chauffeur et lui tendit un billet. Il leva la main.
— Non, Mademoiselle. La course a été réglée. Rentrez vite.
Elle n'eut pas le temps de faire deux pas qu'il la rappela.
— Mademoiselle. Mademoiselle.
Zelda fit volte-face. Il lui tendait la main.
— Tenez. Ceci est à vous.
Elle s'approcha. Une pièce de monnaie. La dixième. Elle leva les yeux, interloquée. Mais déjà le moteur vrombissait. Le bateau-taxi s'éloigna sur le sourire radieux de son chauffeur.
Le jour se levait. Deux balayeurs se retournèrent au passage de cette jeune femme pressée traversant la place San Marco.

***

Merci à Tristan Bay pour cette superbe nouvelle. Retrouvez ses autres récits Clotilde et Isabeau de Prignac sur le site.

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