Sculpture

Sculpture

Publiée le 24 février 2019  

Vous pourriez tourner légèrement le buste vers moi ?

Sofia s'exécuta. Le sculpteur leva la main.

— Parfait. Ne bougez plus. La lumière me va.

La composition était proche de ce qu'il souhaitait. Un rayon de soleil transperçait la verrière, glissant le long du flanc de son modèle. Allongé sur une croix de Jésus posée sur une large table, pieds liés, bras tendus de part et d'autre, son crâne rasé soulignait ses traits androgynes. La noirceur de ses sourcils marquait le regard perçant de ses yeux verts. Le sculpteur recula d'un pas et pencha la tête sur le côté. Sofia le regardait faire du coin de l'œil. Un brin amusée. Il n'avait pas l'air satisfait. Il cherchait à compléter sa mise en scène.

Adrien Borowski était un homme étrange. Boro comme aimait à l'appeler le microcosme artistique qui lui servait de cour. Un petit homme fait de muscles noueux que la soixantaine n'avait pas abîmé. Il était adepte des performances. Des moments fugaces empreints de technique et de lâcher prise. Et toujours à forte connotation érotique, voire sexuelle. 
Sofia avait été l'élève de Boro. Pas très douée d'ailleurs. Mais sa plastique particulière avait d'emblée aiguisé la gourmandise de l'artiste. Pourtant, hors de question pour elle de poser dans le plus simple appareil.
D'autant qu'elle n'aimait pas son corps. Cette poitrine, trop petite à son goût. Et ces tétons proéminents. Et puis ces fesses de garçon. Sa seule fierté était sa coiffure. Tout au moins sa non-coiffure. Son choix d'un crâne nu qui soulignait plus encore son ambiguïté de genre.
Mais Boro était Boro. Et son grain de folie n'avait d'égal que son pouvoir de persuasion. Ainsi se retrouvait-elle, en cet après midi d'été, nue au beau milieu de l'atelier de l'artiste.

Il tourna, tel un chat, autour de son modèle l'air finalement satisfait. Sofia le suivait du regard. Les yeux de Boro glissant sur les recoins de son corps colorèrent soudain ses joues. L'artiste ne sembla pas s'en apercevoir. Il s'approcha du drap blanc qui couvrait son travail, une sorte d'étrange fantôme couché, et se frotta les mains. La pièce en création se laissait deviner sous le  délicat tissu.
Comme à son habitude, il déroula la sacoche de cuir et choisit une mirette. Il tira sur le drap et le plastique qui était en dessous. Glisser ses mains et ses outils sur ce corps d’argile était devenu sa récréation. S’en abstenir trop longtemps lui laissait un sentiment de trahison, disait-il souvent.
Il évalua son travail en se reculant légèrement. Les proportions le satisfaisaient. Même si un léger ajustement ici ou là serait certainement nécessaire. 

La sculpture était l’exacte reproduction de son modèle. Seule la croix manquait. Elle était posé sur un plateau tournant. Boro travaillait toujours debout. La pièce d'argile devait faire un petit mètre. Certains endroits étaient encore bruts. Marqués encore de ces petits ajouts d'argile. Boro y passa une fois sa main. De la cuisse à la hanche. De la hanche au flanc. Du flanc au sein en effleurant l’aisselle. Sofia bougea légèrement. Elle s'en excusa aussitôt. Il leva la main en signe d'apaisement.
Il avait toujours sa mirette à la main. Il l’approcha du visage d’argile. Un supplément d’âme. Voilà ce qu'il recherchait. Le mystère d’un sourire ou d’un regard complice, d'une crainte ou d'une joie extrême, d'une souffrance de l'âme ou du plaisir d'un corps, relevait d’une alchimie complexe de tensions musculaires. Enlever un peu d’argile ou en rajouter pouvait donner un effet surprenant. Il lui fallait reprendre la petite fossette juste sous le nez. Pas assez profonde, lui semblait-il.

— On appelle cette charmante fossette, le Sceau de l’Ange. Je vais l’accentuer un peu pour que la lèvre prenne un peu d’épaisseur.
— Le Sceau de l’Ange ?
— Attention de ne pas bouger, Sofia.
— Pardon. Je voulais juste savoir.

Il retira un petit peu d’argile et passa la pulpe de son index pour en marquer le fond. Il reprit son explication.

— Les Anges posent leur index sur la bouche du nouveau-né pour qu’il taise, tout au long de sa vie sur terre, ce qu’il sait du divin.
— Du divin ?
— Oui, du divin.

Il passa le doigt dans le creux d'argile pour le lisser. Sofia crut sentir sur ses lèvres un étrange effleurement. Une chatouille sans doute. Mais elle se garda bien de bouger.
Boro fourra sa main dans sa poche et en sortit un lien de cuir. Il attacha ses cheveux gris en un long catogan. C'était le signe. L'entrée en sculpture. Le ventre de Sofia se noua d'émotion.
La pièce d'argile était offerte, elle aussi, bras tendus, cuisses serrées.  La surface du corps était encore brute par endroits. Le sculpteur passa sa large main sur le crâne de son œuvre et la laissa glisser le long de sa nuque. Il attrapa un bout de tissu et lissa précautionneusement la surface de terre durcie. Ce fut alors que la peau de Sofia s'éveilla d'une vague de chaleur qui emplit ses poumons et scella son ventre. Incapable de retenir ce petit gémissement qui fit tourner le regard du sculpteur. 

— Vos liens sont trop serrés ?
Sofia fit non de la tête, les joues encore colorées par l'onde qui venait de la parcourir. Boro s'approcha d'elle, lui prit délicatement le bassin et le fit vriller légèrement.
— Voilà. Comme ça. La lumière est plus rasante.
Il lui sourit.
— Vous êtes superbe.

Il avait dit ces mots en lui caressant la joue du bout des doigts. Puis il retourna à son travail. Sa façon de marcher n'était plus la même lorsqu'il sculptait. Plus féline qu'à l'accoutumée. Et Sofia aimait ces moments-là. Surtout lorsqu'elle était son modèle.
Les mains de Boro reprirent leur œuvre sur la peau d'argile. L'artiste en humidifia tout d'abord la surface avec un pinceau aux longs poils doux. Ainsi l'argile prenait une teinte brunâtre plus facile à lisser que les doigts de Boro travaillaient délicatement. Sofia, écartelée sur sa croix, la tête penchée sur le côté, regardait, fascinée, les doigts et le pinceau parcourir la surface de la sculpture. Par endroits, de fines gouttelettes prenaient naissance et s'en allait courir sur une aisselle, un flanc, le galbe d'un sein, une hanche, une cuisse. 

A nouveau, la peau de Sofia s'éveilla aux caresses reçues par son double d'argile. L'endroit exact où glissaient les mains s'animait d'une onde de plaisir qui tendit soudain les muscles de son ventre. Elle avait chaud et sur son propre corps, de fines gouttelettes se jouèrent aussitôt de ses plus petits recoins. Sa respiration se fit bientôt sonore, profonde, presque rauque tandis qu'à deux pas, le sculpteur travaillait son œuvre. Il se retourna. Elle eut tout à coup honte mais il lui adressa un sourire apaisant. Et, sans plus se soucier d'elle, reprit son travail d'orfèvre.

Alors, chaque grattage, chaque effleurement, chaque mouvement des doigts et des ustensiles sur la statue de terre se répercuta en écho sur la peau de Sofia. Torturée de plaisir, échauffée jusqu'au creux des entrailles, elle se tortillait sur sa croix, incapable de réprimer les soubresauts de son ventre. Elle tenta de fermer les yeux pour se soustraire à l'influence de son regard mais rien n'y fit. Au contraire, paupières closes, les effleurements étaient exacerbés.
Boro peaufinait le galbe des seins de sa créature. Il en humidifia les tétons avec application. Puis, de ses pouces et index, il les forma plus saillants encore que ce qu'ils étaient. La poitrine de Sofia se gonfla aussitôt. La pointe de ses propres tétons s'érigea de plaisir. Un râle monta de sa gorge. Son esprit bascula.
Sofia flotta entre deux mondes pendant quelques instants avant de recouvrer ses sens. A son éveil, elle était bien. Sereine à présent. Mais le répit ne durera que peu. La pièce s'était emplie du râle rauque d'une guitare électrique. 

Le sculpteur venait de se saisir d'une petite palette de bois. Du bord tranchant ou de la pointe, il travailla le corps d'argile de la tête aux pieds. Lissant la surface, creusant une ride, grattant une aspérité. Les ondes de plaisir se répercutèrent aussitôt sur l'épiderme de son modèle.
Sofia gémissait à présent. Elle avait tout lâché et ne cherchait plus à taire son plaisir. Ses pieds entravés ne pouvaient empêcher ses cuisses de danser l'une contre l'autre. Son buste ondulait à l'envi, brûlant du moindre attouchement sur son double d'argile. Elle chavira plusieurs fois et n'émergea que pour basculer encore. A trop tirer sur les liens, ses poignets lui faisaient mal. Mais peu lui importait car même cette brûlure lui donnait du plaisir.
Boro avait dénudé le haut de son corps. Pieds nus dans son vieux jean délavé, il s'activait sur sa sculpture, la respiration affolée, le regard vague. Allant et venant de son modèle qu'il observait à son œuvre qu'il effleurait. Tandis que montaient de la sono les envolées rageuses de la guitare électrique, éperdue sur sa croix, Sofia poussa soudain un cri strident. Elle sentit son corps de tendre de plaisir. Le plaisir jaillit d'entre ses cuisses tétanisées. Elle s'arque bouta une fois encore avant de retomber, le dos sur la poutre de bois. Vaincue, comblée, inanimée.  

Avant de lui ouvrir la porte de l'atelier, Boro ajusta l'écharpe et le bonnet de Sofia. Il avait les traits tirés. Il lui posa un délicat baiser sur le front. 

— Sois prudente sur la route. Et tu m'appelles dès que tu es arrivée. D'accord ?

Il était plus grand qu'elle. Elle lui enlaça le buste et posa sa tête contre sa poitrine.

— Nous ferons l'amour, un jour ?

Il la serra contre lui.

— N'est-ce pas ce que nous venons de faire ?

***

Merci à Tristan Bay pour ce texte si poétique. Je me réjouis sincèrement de la variété et de la qualité des textes publiés sur ce site.

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